L’école commence à 60 ans

Le village côtier de Trou d’Eau Douce plonge peu à peu dans une douce torpeur alors que le soleil brille et fait régner une agréable chaleur. Ce jeudi après-midi, il y a peu d’agitation, et comme on n’est plus en hiver mais pas tout à fait en été, le temps est idéal pour une petite sieste.

Mais dans le centre communautaire du village, l’ambiance y est toute autre. Ici, pas question de roupiller, on est là pour travailler. « Janvier – février – mars – avril… » – Une vingtaine de femmes âgées de 50 ans et plus, égrènent en chœur les mois de l’année en lisant les pancartes que leur présente leur enseignante. Dans une ambiance studieuse, elles participent à un cours d’alphabétisation fonctionnelle (Functional Literacy) lancé par le groupe Alteo, avec la collaboration de l’ONG Auxiliaire Centre du Savoir, depuis quelques semaines déjà et ont fait d’énormes progrès en un temps record.

Pourtant, les débuts n’avaient pas été faciles. Lors de la première réunion pour lancer les 50 heures de cours, seules deux personnes se sont présentées, dont Anne-Marie. Impossible de manquer cette fringante quinquagénaire assise au premier rang, vêtue d’une robe fuchsia ornée de motifs fleuris multicolores. « Se mo tifi ki ti koz sa program-la ar moi. Mo mem premie dimounn monn vinn asiz dan sa sant-la. J’étais seule alors et j’ai dit à toute l’équipe qui était là de ne pas se décourager, mo pou fer tou vini. Monn al pas mesaz partou, enn samdi mo fer pas enn lanons dan legliz, e lezot nou finn sarye par nou-mem », raconte-t-elle, enthousiaste. Aujourd’hui, le cours rencontre un tel succès que les enseignantes ont dû refuser de nouveaux élèves !

Si Anne-Marie s’est lancée dans cette nouvelle aventure, c’est en partie grâce à ses petits-enfants, confie-t-elle. « J’ai des petits-enfants et quand ils me parlent en anglais, je ne sais pas comment leur répondre », lâche la quinquagénaire. Tou le tan mo ti mett cracking ar mo zanfan, mo asiz ar zot, kouma dir mo bien konn lir. Ler gete mo pa ti kone me personn pa pou dir ki mo ti enn mama ki pa ti konn lir. »

Ses petits-enfants sont aussi la principale source de motivation de Françoise, 67 ans. Les cheveux grisonnants, un sourire serein que rien ne semble pouvoir ébranler, elle explique qu’elle a quatre petits-enfants. Le plus jeune a 7 ans et il ne manque jamais de lui demander de l’aide pour ses devoirs : « Sak fwa li fer devwar, li dir mwa ‘Mami sa kiete sa ?’ Sa ki mo kone, mo montre li. Kot mo pa kone, li dir mwa ‘Be Mami, to pa ti al lekol, to pa kone ? Lerla mo santi mwa inpe soz… ». Un bref instant, le regard rieur de Françoise perd de son éclat, la sexagénaire baisse les yeux. Elle se reprend rapidement et ajoute : « J’étais triste de ne pas pouvoir lui enseigner des choses. Je me suis dit qu’il avait envie d’apprendre et que je devais être capable de répondre à ses questions. »

Elle précise qu’elle pouvait lire le français mais pas l’anglais : « Je suis veuve et je ne savais pas comment le dire en anglais. Je ne savais pas non plus indiquer où j’habite. » Aujourd’hui, Françoise a appris à s’exprimer en anglais aussi : ceux qui participent au cours d’alphabétisation apprennent en effet à s’exprimer, lire et écrire aussi bien dans la langue de Molière que dans celle de Shakespeare.

C’est l’un des objectifs principaux du programme : fournir aux apprenants les clés et compétences nécessaires pour s’en sortir au quotidien, qu’ils puissent aussi bien lire des emballages au supermarché que remplir un formulaire à la banque, explique Roselyn Rabail, l’enseignante.

Rosemarie, 59 ans, surenchérit : « Les choses ont bien changé. Avant, quand on allait à la boutique, c’est le boutiquier lui-même qui nous servait. Maintenant, quand on entre dans un sueprmarché, on doit pouvoir lire ce qui est écrit sur les boîtes. Si on ne peut pas le faire, on dépend des autres, et les

gens ne veulent pas toujours nous aider. C’est comme si on était handicapé. » Elle est très heureuse des progrès qu’elle a réalisés, mais ne veut pas s’arrêter en si bon chemin. Elle espère qu’il y aura d’autres cours à la fin des 14 sessions pour lesquelles elle est inscrite.

C’est un souhait partagé par tous les élèves présents, tels Sylvie. Ce petit bout de femme de 66 ans, à l’air frêle et la voix hésitante, explique qu’elle est venue au cours un peu par hazard, après s’être laissé convaincre par des amis. Mais très vite, elle est devenue une des élèves les plus assidues. «Avan, mo pann aprann ase. Me monn vinn la pou avans plis, pou konn plis osi. E si ena ankor kour, nou pou vini. Nou anvi aprann ankor plis. »

Cet engouement manifeste fait visiblement plaisir à Roselyn, l’enseignante. La sexagénaire travaille avec l’ONG Auxiliaire Centre du Savoir depuis une dizaine d’années et elle a donné des cours à des adultes à travers toute l’île. Elle confie qu’elle a suivi cette voie parce qu’elle aime « travailler avec les gens, leur parler. Il faut savoir les mettre à l’aise, les valoriser, et c’est un véritable plaisir de les voir progresser ».

La classe se poursuit dans une atmosphère bon enfant. La vingtaine d’élèves écoute attentivement, écrit consciencieusement dans leurs cahiers, et respecte leurs camarades. On n’entend que le ronronnement des ventilateurs et le bruit feutré des pages tournées. Pendant ce temps, Roselyn circule dans les rangs, corrige si nécessaire et, exigeante, encourage ses élèves à s’exprimer en faisant des phrases complètes.

Alors que les pages des cahiers se remplissent et que les voix s’élèvent dans le centre communautaire, ces femmes et ces hommes, à la force de leur volonté, avancent vers une plus grande autonomie et un avenir meilleur. Et Anne-Marie de conclure (après nous avoir raconté qu’elle s’était teint les cheveux en blond parce qu’elle voulait ressembler à Barbie) : « Zame monn al lekol, me aster mo konn ranpli mo formiler labank an angle e kan mo dan mo trisik, mo konn ekrir dipin kari halim. Nou anvi aprann ankor e nou pou revini. »

« Un projet qui nous tient à cœur »

Ce n’est pas un hasard si Alteo a choisi de lancer un tel projet dans la région, explique Kalpana Nepaul, Project Manager chez Alteo Property et membre du comité CSR du groupe. La mise en place de ce projet fait suite à une étude qui a été menée il y a quelques années au sein du groupe et qui a notamment permis de révéler que de nombreux employés étaient analphabètes. « C’est une question qui touche particulièrement notre groupe, et c’était donc une priorité pour nous. Il faut souligner le travail considérable abattu par Charlotte Cicéron pour tout coordonner avec l’ONG, les forces vives, les autorités locales, et on réfléchit maintenant aux étapes à venir », ajoute Kalpana.

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