André Bonieux du Groupe Alteo: « Aucune industrie agricole ne peut avancer si elle est abandonnée par les autorités »

27 October 2020

André Bonieux a passé toute sa carrière dans le monde financier, notamment chez PwC Mauritius pour ensuite aller diriger le Groupe Alteo, dont il est maintenant le Chief Executive Officer. Connu pour son franc-parler, l’homme joue carte sur table et commente la situation actuelle dans le secteur sucrier et quelques sujets qui font l’actualité ces dernières semaines dont la Workers Rights Act et le Portable Retirement Gratuity Fund qui va « couter très cher à l’industrie » et a tout employeur du pays, selon lui. Il aborde également les mesures nécessaires pour « sauver » l’industrie sucrière qui tarde à se concrétiser, affirmant que « bientôt notre production d’électricité ne sera ni à partir de la bagasse – puisque la canne aura disparu  – ni le charbon, mais de l’huile lourde ». Entretien realisé par Magali Frederic pour Le Mauricien
 
Qu’est-ce qui vous a motivé à aller diriger Alteo, après avoir passé toute votre carrière dans la finance, notamment à la tête de PwC ? 
Il était temps pour moi de tirer ma révérence à PwC, tout associé devant céder sa place au 30 juin suivant ses 60 ans ; je n’allais pas m’imposer aux jeunes qui attendent les départs ‘des vieux’ avec impatience.
Alteo s’est présenté comme une opportunité et je n’ai pas beaucoup hésité. Pourquoi ? Le secteur, que je connaissais bien, demandait des réformes en profondeur. Par ailleurs, j’avais passé ma vie à analyser et à recommander, et là il fallait aussi exécuter ; je ne pouvais pas refuser ! Il y a aussi la dimension internationale d’Alteo avec ses opérations en Afrique de l’Est que je connaissais bien avant et pendant mes années chez PwC. En fin de compte, je rejoignais donc une industrie très différente de la finance, mais qui m’était déjà familière.
 
Les prix du sucre remontent sur le marché mondial et le secteur a été épargné par la pandémie. C’est plutôt positif n’est-ce pas ?
Oui plutôt ! Nous avançons effectivement dans la bonne direction. Au niveau de la gestion de nos coûts, nous avons aussi beaucoup progressé tant dans l’agriculture – quant au coût de production d’une tonne de canne de qualité – que dans l’industriel – pour le coût de production d’une tonne de sucre. Notre point de départ était toutefois très élevé et, malgré les progrès, nous sommes toujours en situation déficitaire à Maurice. Le point d’équilibre pour Alteo se situera en 2020/21 aux alentours de Rs 16 000 tous revenus compris. C’est là qu’intervient la valorisation de la bagasse à travers le Biomass Framework qui nous permettra d’atteindre et de dépasser ces Rs 16 000 par tonne de sucre. Les efforts et investissements pour réaliser ces baisses de production ont été considérables et je dois saluer ici nos équipes car sans leur travail acharné ces dernières années nous n’aurions pu arriver à ces résultats. Nos banquiers seront donc réconfortés de savoir que nous pourrons bientôt commencer à rembourser nos dettes !
 
Alteo a réalisé des profits de Rs 222 millions cette année, contre des pertes de Rs 1 milliard en 2019. Est-ce à dire que votre situation financière s’améliore ?
Pas vraiment ! Pour comprendre, il faut regarder nos chiffres d’un peu plus près. Notre EBITDA – soit nos bénéfices avant intérêts, impôts et amortissements – est en progression, mais uniquement de 5 %. C’est bien, mais il n’y a pas vraiment de quoi se féliciter.
Par ailleurs, les pertes de l’année dernière s’expliquent du fait que nous avions pris des ajustements que je qualifierais de techniques, notamment la dépréciation des actifs de notre raffinerie car, avant même de la fermer, nous avions vu les valeurs s’écrouler avec le manque de sucre.
Ces ajustements ne se répètent pas – heureusement – et la progression est quelque peu expliquée.
Il y a aussi un autre chiffre que je dois mentionner, c’est la part des actionnaires d’Alteo dans ces profits, elle est négative ! En effet les profits d’un groupe doivent être ventilés entre la part revenant aux actionnaires d’Alteo et la part revenant aux minoritaires à travers toutes les sociétés du groupe. La part revenant aux actionnaires d’Alteo est négative, ce qui fait que les actionnaires d’Alteo ont réalisé des pertes alors que les minoritaires ont eux réalisé des profits. Cela provient essentiellement de la performance de TPC en Tanzanie qui est très profitable et où les minoritaires pèsent pour 55% de ces profits. J’espère que l’explication a été claire! Le vrai challenge est de faire des profits pour les actionnaires d’Alteo !
 
Dans votre dernier rapport annuel, vous dites vouloir réduire la surface sous cane pour diversifier votre production agricole. Où en êtes-vous avec ce projet ?
A mi-chemin, car ce sera cette année la dernière récolte sur l’autre moitié des terres où nous allons abandonner la culture de cannes. Cet abandon concerne essentiellement des terres rocheuses que nous ne pouvons mécaniser pour le moment. Nous avons toutefois un plan agressif de préparation de ces mêmes terres pour les ramener à une exploitation mécanique au cours des prochaines années. Cette préparation se fait à travers un partenariat avec les concasseurs de la région qui nous enlèvent les roches. La vitesse de la réhabilitation de ces terres dépend donc de la demande pour les roches et nous sommes tributaires des besoins des concasseuses donc du secteur de la construction. Au final, nous projetons de remettre environ 150 hectares sous culture de cannes chaque année.
 
En tant que chef d’entreprise, dites-nous dans quelle mesure la Contribution Sociale Généralisée et la Workers’ Rights Act impactent vos coûts opérationnels ?
Le Workers Rights Act a apporté le Portable Retirement Gratuity Fund (PRGF) qui va coûter très cher à l’industrie et à tout employeur du pays. Il faut savoir que le PRGF est un Defined Benefit scheme puisque que le montant à payer dépend du salaire final de l’employé. Or, tout le monde le sait, les Defined Benefit Schemes ont été mis au rancart depuis des dizaines d’années et que pas un seul employeur, ni même le Gouvernement, ne donne aujourd’hui des conditions de retraite sur le dernier salaire de quelqu’un. Il me semble que l’idée d’une pension complémentaire est bonne, mais pas dans la formule retenue. Cela va coûter très cher et affecter la productivité. La productivité c’est l’investissement et l’investissement c’est l’emploi de demain. Mais qui s’en soucie….?
Pour la Contribution sociale généralisée (CSG), l’industrie sucrière devrait en réalité payer moins vu le nombre de nos employés qui touchent moins de Rs 50 000. Mais ne nous bouchons pas les yeux, la CSG va revenir de budget en budget avec des taux en progression qui vont faire très mal aux employés et employeurs dans le temps. Malheureusement en politique, les promesses sont faites alors que les caisses sont vides. Cry my beloved country!
 
Au vu de vos résultats financiers ces derniers temps, on aurait tendance à dire que votre production sucrière en Afrique de l’est – surtout en Tanzanie – est plus compétitive qu’à Maurice…
Cela ne fait aucun doute. Nous avons une très forte productivité aux champs, ce qui baisse nos coûts de production et nous vendons notre sucre ex-usine à Rs 32 000 la tonne. Ce prix est en partie grâce à un gouvernement qui protège ses producteurs en imposant un contrôle strict des importations.
 
Comment expliquez-vous que le gouvernement tarde à lancer les réformes que le secteur réclame à cor et à cri depuis plusieurs années. Craint-il des répercussions politiques ?
Sans être une réforme en profondeur de l’industrie, les petits planteurs ont obtenu, sans aucune amélioration de leurs opérations, Rs25,000 par tonne de sucre. Le message n’est pas le bon et cela a coûté, en passant, environ Rs700m au Trésor public donc au contribuable. Les corporate planters – 85% de l’industrie – et les millers attendent toujours !
 
Ce que l’industrie attend avant tout est un vrai partenariat avec le gouvernement, je dirais même que nous avons besoin d’un état bienveillant. Aucune industrie agricole ne peut avancer si elle est abandonnée par les autorités. Ce partenariat permettrait aux acteurs de planifier à long terme et de faire les investissements nécessaires. L’industrie sucrière, tant la culture de la canne que son usinage demandent des investissements lourds et c’est cette visibilité, basée sur un vrai partenariat état-opérateurs, qui va permettre à l’industrie d’être profitable et ces investissements d’être réalisés.
 
J’ai aussi entendu le Premier Ministre déclarer son fort intérêt pour l’industrie et ce gouvernement a aussi commandité une revue de l’industrie par la Banque Mondiale. Je suis confiant que des mesures pérennes seront proposées et votées une fois le rapport déposé. J’ajoute aussi qu’il y a urgence.
 
Parallèlement, on attend toujours le Biomass Framework annoncé dans le budget 2019/20, afin de diminuer la production d’énergie à partir du charbon…
Oui cela est lié au rapport de la Banque Mondiale discuté plus haut. Je ne pense pas que la production d’énergie au charbon va diminuer dans les prochaines années mais elle sera tout au moins stabilisée. Il y a une réalité qui est tellement évidente, qu’elle crève les yeux. Il y 10 ans, nous produisions 450 000 tonnes de sucre, 4 500 000 tonnes de cannes et 1 350 000 tonnes de bagasse. Les efficiences de nos centrales sont différentes, mais partons du principe que la production moyenne d’électricité exportée est de 400 kwh par tonne de bagasse pour une centrale efficiente, ce qui représente un potentiel de 540 Gwh d’énergie verte pour l’île. Or, nous allons produire cette année 300 Gwh. Les 240 Gwh manquants proviennent tout simplement du charbon. Si les mesures pour sauver l’industrie tardent, bientôt notre production d’électricité ne sera ni à la bagasse – puisque la canne aura disparu – ni au charbon mais à l’huile lourde. Je voudrais ajouter qu’Alteo s’inscrit dans une production énergétique durable.
Pourquoi l’éthanol comme carburant (E10 ou E5) est un projet qui ne s’est jamais concrétisé à Maurice alors que nous devons impérativement réduire notre facture d’importation et notre dépendance des énergies fossiles ?
Malheureusement je ne connais pas ce sujet. Serait-ce le manque à gagner en taxes pour l’Etat ? La production d’éthanol coûte plus cher que l’essence importée et la taxe devrait donc être plus faible ou même nulle pour maintenir les prix à la pompe…
Ce que je sais c’est que tous les moteurs peuvent rouler avec 10% d’éthanol et les nouveaux moteurs pourraient rouler avec 25% sans modification. Une politique encourageant le mix éthanol/essence serait bonne pour l’environnement, l’emploi et la balance de paiements. L’état nous exhorte à produire localement mais refuse d’utiliser les produits locaux, éthanol ou bagasse, au prix juste. Il faudrait commencer à walk the talk sans crainte du cheap politics que certains ne manqueront pas de faire ressortir.
 
Pour rester dans le domaine énergétique, comment se porte la ferme solaire ‘Helios Beau Champ’, développée avec votre partenaire Quadran ?
A ce jour très bien. Nos prévisions d’ensoleillement se sont réalisées et la production a donc été au niveau des budgets. Il faut néanmoins rappeler que le solaire reste une énergie intermittente et notre ferme photovoltaïque ne produit que 16 Gwh de production contre nos 100 Gwh à partir de la bagasse et de la paille de canne et 70 Gwh au charbon.
 
Il y a eu une pluie de critiques venant de toutes parts sur la gestion du drame écologique du Wakashio. En tant que citoyen, vous avez certainement un avis sur la question ?
Le Wakashio a déchainé les passions et tout ce qui pouvait être dit a été dit. Je ne souhaite pas entrer dans ce débat. Ceci dit, quelques points restent en suspens. Les sorties en mer ont été interdites en mer de Blue Bay à Trou d’Eau Douce il y a plus de 2 mois et cette interdiction n’a toujours pas été levée. Quelqu’un s’est expliqué vis-à-vis de la nation ? Tout au moins aux pêcheurs et riverains concernés ? Ma conclusion du post-Wakashio et post-Sir Gaëtan est que notre administration publique doit vraiment faire son examen de conscience et gagner en professionnalisme, en sérieux, en communication et en respect pour la population.
 
Les autorités ont l’air de relativiser la crise économique, en misant sur un rebond de croissance pour l’année prochaine. Serons-nous sortis d’affaire si rapidement ?
Le rebond sera mécanique si le tourisme repart, alors ne nous emballons pas. La vraie crise économique est au niveau de notre industrie touristique dans le sens large du terme et elle est étroitement liée à la réouverture de nos frontières. C’est là le problème économique. Il est toutefois devenu un problème politique, plus que sanitaire je dirais, vu qu’une remontée du virus à Maurice fera du gouvernement la cible de l’opposition. Or, un vaccin est à des mois d’être prêt et je ne vais pas relancer les débats sur les thérapies. Je laisse cela au Président Trump et au Professeur Raoult!
La solution n’est pas évidente mais le Premier Ministre a été rapporté avoir dit à Rodrigues que nous devions apprendre à vivre avec le virus. C’est, il me semble, un tournant dans la bonne direction et j’espère le début d’une communication qui va préparer la population à prendre quelques risques. Nous ne pouvons clairement pas continuer avec des quarantaines.
 
Dans le marasme économique actuel, l’immobilier semble une valeur refuge, permettant d’investir sur le long terme sans trop de risques. Alteo a déjà évoqué des projets majeurs pour l’Est du pays.  Pouvez-vous nous en dire plus ?
 
Je pense que l’immobilier est effectivement une valeur refuge, surtout après le glissement de la roupie depuis le début de l’année. Nos morcellements de Mont Piton et de Balnéa se sont bien vendus avant le confinement et nous n’avons connu qu’un seul désistement depuis. Je tiens d’ailleurs à préciser que nous avons rendu à cet acheteur son dépôt.
Au niveau d’Anahita, certaines ventes ont été retardées en raison du confinement et la fermeture des frontières. Même si  nous restons en contact avec des acheteurs qui sont toujours intéressés, la difficulté de voyager fait que nous ne pourrons probablement pas concrétiser toutes les ventes prévues dans les délais prévus. Il est encore tôt pour dire comment que nous ferons.
Cependant, la demande reste assez forte pour Anahita même si les investisseurs se posent des questions en raison du contexte troublé par les évènements, en particulier le Covid et le Black List.
 
Nous avons aussi un programme de vente de lots agricoles pour lequel nous voyons une forte demande.
 
Par ailleurs nous préparons un programme pour la région de Beau-Champ et pensons être prêts pour le marché au second semestre  2021. Les commerciaux m’ont interdit d’en dire plus pour l’instant !

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